TOUT ESPERER POUR LE CHRIST
Sur l’heure et les modalités de cet événement formidable, il serait vain, l’Évangile nous en avertit, de spéculer. Mais nous devons l’attendre.
L’attente, – l’attente anxieuse, collective et opérante d’une Fin du Monde, c’est-à-dire d’une Issue pour le Monde, – est la fonction chrétienne par excellence, et le trait le plus distinctif peut‑être de notre religion.
Historiquement, l’attente n’a jamais cessé de guider, comme un flambeau, les progrès de notre Foi. Les Israélites ont été de perpétuels « expectants » ; ‑ et les premiers chrétiens aussi. Car Noël, qui aurait dû, semble‑t‑il, inverser nos regards et les concentrer sur le Passé, n’a fait que les reporter plus loin encore en avant. Un instant apparu parmi nous, le Messie ne s’est laissé voir et toucher que pour se perdre, une fois encore, plus lumineux et plus ineffable, dans les profondeurs de l’avenir. Il est venu. Mais maintenant, nous devons l’attendre encore et de nouveau, – non plus un petit groupe choisi seulement, mais tous les hommes – plus que jamais. Le Seigneur Jésus ne viendra vite que si nous l’attendons beaucoup. C’est une accumulation de désirs qui doit faire éclater la Parousie.
Chrétiens, chargés après Israël de garder toujours vivante sur Terre la flamme du désir, vingt siècles seulement après l’Ascension, qu’avons-nous fait de l’attente ?
Hélas, la hâte un peu enfantine, jointe à l’erreur de perspective, qui avaient fait croire la première génération chrétienne à un retour imminent du Christ, nous ont laissés déçus, et rendus méfiants. Les résistances du Monde au Bien sont venues déconcerter notre foi au Règne de Dieu. Un certain pessimisme, peut‑être, soutenu par une conception outrée de la déchéance originelle, nous a portés, à croire que décidément le Monde est mauvais et inguérissable… Alors nous avons laissé baisser le feu dans nos coeurs endormis. Sans doute, nous voyons, avec plus ou moins d’angoisse, approcher la mort individuelle. Sans doute, encore, nous prions et nous agissons consciencieusement « pour que le Règne de Dieu arrive ». Mais, en vérité, combien en est-il parmi nous qui tressaillent réellement, au fond de leur coeur, à l’espoir fou d’une refonte de notre Terre ? Quels sont ceux qui naviguent, au milieu de notre nuit, penchés vers les premières teintes d’un Orient réel ? Quel est le chrétien en qui la nostalgie impatiente du Christ parvient, non pas même à submerger (comme il le faudrait), mais seulement à équilibrer, les soins de l’amour ou des intérêts humains ? Quel est le catholique aussi passionnément voué (par conviction et non par convention) aux espoirs de l’Incarnation à étendre que beaucoup d’humanitaires aux rêves d’une Cité nouvelle ? Nous continuons à dire que nous veillons dans l’expectation du Maître. Mais en réalité, si nous voulons être sincères, nous serons forcés d’avouer que nous n’attendons plus rien.
Il faut, coûte que coûte, raviver la flamme. Il faut à tout prix renouveler en nous-mêmes le désir et l’espoir du grand Avènement. Mais où chercher la source de ce rajeunissement ? Avant tout, c’est bien clair, dans un surcroît d’attrait exercé directement par le Christ sur ses membres. – Mais encore ? Dans un surcroît d’intérêt découvert par notre pensée dans la préparation et la consommation de la Parousie. Et d’où faire jaillir cet intérêt lui-même ? De la perception d’une connexion plus intime entre le triomphe du Christ et la réussite de l’œuvre que cherche à édifier ici‑bas l’effort humain.
Nous l’oublions sans cesse. Le surnaturel est un ferment, une âme, non un organisme complet. Il vient transformer « la nature » ; mais il ne saurait se passer de la matière que celle-ci lui présente. Si les Hébreux se sont maintenus trois mille ans tournés vers le Messie, c’est que celui-ci leur apparaissait nimbé de la gloire de leur peuple. Si les disciples de saint Paul vivaient perpétuellement haletants vers le Grand jour, c’est que du Fils de l’Homme ils attendaient la solution personnelle et tangible des problèmes et des injustices de la vie. L’attente du Ciel ne saurait vivre que si elle est incarnée. Quel corps donnerons-nous à la nôtre aujourd’hui ?
Celui d’une immense espérance totalement humaine. Regardons autour de nous la Terre. Que se passe-t-il sous nos yeux, dans la masse des peuples ? D’où vient ce désordre dans la Société, cette agitation inquiète, ces vagues qui se gonflent, ces courants qui circulent et se joignent, ces poussées troubles, formidables et nouvelles? – visiblement, elle traverse une crise de croissance. Elle prend obscurément conscience de ce qui lui manque et de ce qu’elle peut. Devant elle, avons-nous rappelé dans la première de ces pages, l’Univers devient lumineux comme l’horizon d’où va jaillir le Soleil. Elle pressent, donc, et elle attend.
Soumis comme tous les autres à cette attraction, le chrétien, disions-nous, s’étonne parfois, et il s’inquiète. Ne serait-ce point vers une idole que cherche à s’élancer son adoration ?
Notre étude, maintenant achevée, du Milieu Divin permet de répondre à cette crainte.
Non, nous ne devons pas hésiter, nous disciples du Christ, à capter cette force qui a besoin de nous et qui nous est nécessaire. Nous devons, au contraire, sous peine de la laisser se perdre et de dépérir nous-mêmes, participer aux aspirations, d’essence authentiquement religieuse, qui font si puissamment sentir aux Hommes d’aujourd’hui l’immensité du Monde, la grandeur de l’esprit, la valeur sacrée de toute vérité nouvelle. C’est à cette école que notre génération chrétienne réapprendra à attendre.
Nous nous sommes pénétrés longuement de ces perspectives : le progrès de l’Univers, et spécialement de l’Univers humain, n’est pas une concurrence faite à Dieu, ni une déperdition vaine des énergies que nous lui devons. Plus l’Homme sera grand, plus l’Humanité sera unie, consciente et maîtresse de sa force, – plus aussi la Création sera belle, plus l’adoration sera parfaite, plus le Christ trouvera, pour des extensions mystiques, un Corps digne de résurrection. Il ne saurait pas plus y avoir deux sommets au Monde que deux centres à une circonférence. L’Astre que le Monde attend, sans savoir encore prononcer son nom, sans apprécier exactement sa vraie transcendance, sans pouvoir même distinguer les plus spirituels, les plus divins de ses rayons, c’est forcément le Christ même que nous espérons. Pour désirer la Parousie, nous n’avons qu’à laisser battre en nous, en le Christianisant, le cœur même de la Terre.
Pourquoi donc, hommes de peu de foi, craindre ou bouder les progrès du Monde ? Pourquoi multiplier imprudemment les prophéties et les défenses : « N’allez pas… n’essayez pas… tout est connu : la Terre est vide et vieille : il n’y a plus rien à trouver…»
Tout essayer pour le Christ ! Tout espérer pour le Christ ! « Nihil intentatum» ! Voilà, juste au contraire, la véritable attitude chrétienne. Diviniser n’est pas détruire, mais surcréer. Nous ne saurons jamais tout ce que l’Incarnation attend encore des puissances du Monde. Nous n’espérerons jamais assez de l’unité humaine croissante.
Lève la tête, Jérusalem. Regarde la foule immense de ceux qui construisent et de ceux qui cherchent. Dans les laboratoires, dans les studios, dans les déserts, dans les usines, dans l’énorme creuset social, les vois-tu, tous ces hommes qui peinent ? Eh bien ! tout ce qui fermente par eux, d’art, de science, de pensée, tout cela c’est pour toi. – Allons, ouvre tes bras, ton coeur, et accueille, comme ton Seigneur Jésus, le flot, l’inondation, de la sève humaine.
Reçois-la, cette sève, – car, sans son baptême, tu t’étioleras sans désir, comme une fleur sans eau ; et sauve-la, puisque, sans ton soleil, elle se dispersera follement en tiges stériles.
La tentation du Monde trop grand, la séduction du Monde trop beau, où est-elle maintenant ? Il n’y en a plus.
La Terre peut bien, cette fois, me saisir de ses bras géants. Elle peut me gonfler de sa vie ou me reprendre dans sa poussière. Elle peut se parer à mes yeux de tous les charmes, de toutes les horreurs, de tous les mystères. Elle peut me griser par son parfum de tangibilité et d’unité. Elle peut me jeter à genoux dans l’attente de ce qui mûrit dans son sein.
Ses ensorcellements ne sauraient plus me nuire, depuis qu’elle est devenue pour moi, par delà elle-même, le Corps de Celui qui est et de Celui qui vient !
Tientsin, novembre 1926 – mars 1927.
Le Milieu Divin. Essai de vie intérieure. (1957) – Epilogue : L’attente de la Parousie