[…] Le nouveau sujet qui m’attire en ce moment serait une étude sur la naissance d’une nouvelle morale : « Morale d’équilibre, et morale de mouvement ». Il me semble que la morale « néolithique » du Décalogue sur laquelle nous avons vécu jusqu’ici est toute basée sur le respect mutuel des propriétés (Dieu étant simplement conçu comme le « Propriétaire suprême »). Or maintenant les limites s’effacent entre ce qui appartient matériellement à chacun : chacun y tend à devenir (à un coefficient près) copropriétaire de la Totalité. Un premier résultat de cette transformation est que l’essence de la moralité, au lieu de consister à respecter les droits du voisin, apparaît sous une forme différente : est moral ce qui favorise et assure l’harmonie du Tout humain. Mais du même coup, un autre changement de perspective, plus profond encore, se produit. Le « Tout humain » n’est pas un système statique (une Chine confucéenne) ; il est un organisme croissant. Son équilibre n’est pas celui d’un lac, mais d’un fleuve. Est donc moral, finalement ce qui a une valeur de progrès spirituel. L’usage de l’argent est moral, non point quand on rend à chacun son dû, mais quand on fait travailler « spirituellement » l’argent (fut-ce en y renonçant). Et ainsi des « loisirs ». Et ainsi de la liberté individuelle. Et ainsi des puissances du cœur. Non seulement (ce que tant de gens ne veulent pas voir) il y a en ce moment un mouvement de la morale ; mais nous accédons à une « morale de mouvement ». Et plus encore ajouterais-je, nous commençons à concevoir une « morale de découverte », tendue vers l’exploration et la conquête des compartiments psychologiques inconnus et des combinaisons sociales in-essayées que la « Morale d’équilibre » tendait à laisser soigneusement de l’autre coté du mur. Le Monde moral est certainement plus vaste que le Monde de la matière ; et le siècle qui vient s’occupera à pénétrer cette Terra nova. Le Christianisme serait perdu s’il ne sentait le changement venir, et s’il ne le dirigeait. Qu’en pensez-vous ? […]
En toute amitié. Teilhard

Pierre Teilhard de Chardin, Le rayonnement d’une amitié  – Correspondance avec la famille Bégouën (1922-1955), Lessius, 2011, p. 105.
Cet extrait de correspondance est proposé par Jacqueline Barthes. 

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Une Actualité à lire sur notre site www.teilhard.fr –  Et si le combat contre le COVID 19 révélait l’AMOUR-ÉNERGIE de Pierre Teilhard de Chardin…, par Robert Mayet.

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