Ces extraits, où Teilhard aborde le thème de la mort avec ses correspondants, ont été rassemblés en hommage aux défunts, si nombreux dans cette période de confinement, et tout particulièrement pour Jean-Jacques HOURTON, animateur du Groupe de lecture de Meudon-Sèvres-Chaville, décédé ce matin.
Prions pour eux, avec Teilhard : 
« O énergie de mon Seigneur, Force irrésistible et vivante, parce que, de nous deux, Vous êtes le plus fort infiniment, c’est à Vous que revient le rôle de me brûler dans l’union qui doit nous fondre ensemble. Donnez-moi donc quelque chose de plus précieux encore que la grâce pour laquelle vous prient tous vos fidèles. Ce n’est pas assez que je meure en communiant. Apprenez-moi à communier en mourant. » [ Le Milieu divin, p. 96]

 

Lettre de Pierre Teilhard de Chardin à Marguerite Teillard-Chambon, de Vauciennes, le 12 juillet 1918.
 […] L’insuffisance que je découvre dans la Nature, – presque jusqu’à en souffrir physiquement, – c‘est plutôt l’irrémédiable superficiel de l’expérience que nous en avons ici-bas. Tout le nouveau que nous arrivons à découvrir ou à extraire est compris dans une zone limitée d’avance par nos facultés. Dès que nous arrivons à une certaine profondeur, nous trouvons le roc ; nous nous heurtons à un cercle infranchissable, qui ne peut être franchi que par un remaniement organique complet, tel que seul peut en apporter la mort. La Nature nous donne envie de mourir pour aller enfin voir ce qui est en elle – (mourir de la mort qui est le terme de la vie mûrie providentiellement, faut-il dire pour rester dans la saine ligne de la raison et de l’expérience) – : voila, il me semble, le dernier développement de l’émotion subie devant les choses. J’ai trouvé, avec un peu de surprise, ce sentiment exprimé par Baudelaire, quelque part dans Les Fleurs du Mal (un peu faussé de dilettantisme et de pessimisme, naturellement) : Mourir pour atteindre, enfin, du nouveau.  [Genèse d’une pensée – Lettres (1914-1919), Grasset, 1961, p. 277-278]

 

Lettre de Pierre Teilhard de Chardin à Léontine Zanta, de Tsien Tsin, 12 décembre 1923.
… comme vous, je serais porté à hésiter sur ce qui restera de notre conscience après la mort. Mais voilà j’ai vu et expérimenté qu’il n’y avait de vie cohérente que dans la foi débordante en un Univers dont tout le mouvement nous sollicite à une suprême Union. Je ne songe plus des lors qu’à vivre et réaliser cette foi. Pour la satisfaire, je crois férocement à quelque progrès, et j’en tiens les négateurs comme de malfaisants hérétiques. Et, pour me tranquilliser sur le troublant « au-delà », je ferme les yeux dans les bras du plus grand qui m’entraîne. Je ne pense pas que celui-ci ait rien à redouter de l’Énergie qui mène le Monde, qui aura toujours fait profession de se confier à Elle. Nous serons, de 1’autre coté, quelque chose de très nouveau. Mais ce sera certainement encore nous, en mieux.  [Lettres à Léontine Zanta, Desclée de Brouwer, 1965, p. 66]

 

Lettre de Pierre Teilhard de Chardin à Auguste Valensin, de Paris, mai 1920.
[…] En scolastique, nous avons le tort de considérer la « potentia (puissance) » comme « un noyau » de « consistance », de « substantialité » dans les êtres. […] Je pense qu’il faut concevoir les choses à l’inverse. La matière, relativement au psychisme, – la puissance, relativement à l’acte, _ ce n’est pas ce qui « supporte » (= « le noyau »),  mais « ce qui est soutenu », et « ce qui subit ». L’âme ne peut être créée hors d’un Monde, parce qu’elle ne peut exister qu’en agissant sur un sujet d’action à sa mesure (cette action consistant à unifier autour d’elle un Univers qui, sans elle, retomberait en pluralité). Elle n’est pas créée avec de la Matière ou de la vie préexistante, mais sur cette vie et cette matière, – de telle sorte pourtant que, avec cette vie et cette matière elle forme un même Tout organique, « hiérarchique », – les éléments supérieurs et inférieurs ne se confondant pas, mais se conditionnant les uns les autres, – le supérieur soutenant l’inférieur (parce que plus « un »), et l’inférieur apportant au supérieur de quoi libérer son pouvoir (acte) unificateur. Cela revient à dire qu’il y a une sorte de continuum « métaphysique », c’est-à-dire un enchaînement complexe, hiérarchisé, des Essences même les plus spirituelles. – Dans cette conception, les éléments d’une chose dite composée ne sont pas les constituants de cette chose, mais ses sous-jacents appropriés (d’une « sous-jacence » essentielle, du reste, puisque les monades n’existent qu’en « chaîne », en « série », en « univers »). Quand un animal meurt, ce ne sont pas ses éléments matériels  qui se dissocient : c’est son âme qui devient incapable de les unifier plus longtemps. – Dans le cas de l’homme, la mort représente une métamorphose par laquelle est rejetée une forme apparente, provisoire de l’Univers (provisoire et caduque parce que encore liée et mêlée aux formes « animales » et « inertes »  d’unification de l’Univers), mais ce n’est qu’me métamorphose. L’âme « séparée » continue  à n’exister qu’en tant qu’elle unifie l’Univers, – mais d’une façon nouvelle (et qui ne s’actuera pleinement qu’à la Résurrection). Il n’y a pas, à proprement parler, d’âmes séparées : il y a seulement des âmes qui changent de « sphère » dans le Monde où tout se tient. – Cette conception de l’inférieur jouant par rapport au supérieur le rôle d’« élément-soutenu » me parait intéressante non seulement pour comprendre la situation de l’esprit dans la matière, mais aussi pour définir notre attitude vis-à-vis de N.S. : N.S. a besoin de nous sans que notre union lui ajoute rien, parce que notre fonction est de le subir, d’être un sujet à son action. Je ne dirais plus, comme jadis, « Plus esse est plus, et a pluribus, uniri » – mais « plus esse  est plus, et plura, unire »*. […] 
Très amicalement in X. Teilhard     [Lettres intimes, Aubier Montaigne, 1974, p. 59-60]

* « Être plus, c’est être mieux uni avec un plus grand nombre d’éléments », – mais « Être plus, c’est mieux unir un plus grand nombre d’éléments. » Teilhard oppose ici une évolution subie à une évolution active, deux formes inverses qu’il pense complémentaires.  Voir T. VII, p. 120 et T. IX, p. 73)  […]

www.teilhard.fr