Cher ami,
[…] vous remercierez donc de ma part, très profondément, M.B. [il s’agit de Maurice Blondel], de l’intérêt et de la confiance qu’il ma témoignés : et, si vous le jugez bon, vous lui communiquerez les réflexions suivantes, que je me suis faites à propos de ses Observations.
   – Tout d’abord, il y a deux points essentiels sur lesquels M.B et moi, sommes absolument d’accord :
       – a) avant tout (c’est évident) sur le fait que le Christ doit être aimé comme un Monde, ou plutôt comme le Monde, c’est-à-dire comme le centre physique (d’ultime détermination, et de véritable consistance) imposé à tout ce qui doit survivre de la Création.
       – b) mais aussi […] sur le rôle capital et définitif […] joué par le renoncement et l’ascèse dans la construction du nouvel Univers.  J’admets fondamentalement que l’achèvement du Monde ne se consomme qu’à travers une mort, une « nuit », un retournement, une excentration et une quasi-dépersonnalisation des monades. L’agrégation, d’une monade au Christ présuppose en celle-ci une espèce de désagrégation interne, c’est-à-dire un remaniement de tout son être, condition de sa re-création et intégration dans le Plérôme. L’union au Christ suppose essentiellement que nous reportons en Lui le centre ultime de notre existence, –ce qui signifie le sacrifice radical de l’égoïsme.
   
– Ceci posé, comment concevoir la mort ascétique, la nuit mystique, le renoncement chrétien ? Quels en sont le mécanisme, la structure ? – il me semble que c’est sur ce point […] que M.B et moi différons en quelque chose ; c’est ce quelque chose qu’il faudrait chercher à préciser. – Dans ce but, je vais ré-exposer ici, […] ma position actuelle. […]
   
– La première forme de renoncement qui se présente à la pensée est celle d’un retranchement, d’une rupture avec le Monde […] Voulez-vous trouver Dieu ? Fermez les issues par lesquelles vous arrive la fausse vie extérieure. Quand vous l’aurez fait, « ipso facto » [de fait],  la Lumière supérieure brillera au fond de vous-même. […]. Car il y a deux lumières entièrement distinctes qui vous éclairent. Il y a deux paroles différentes qui retentissent continuellement en vous. Pour distinguer l’une, il faut étouffer l’autre. […]
   
   Ce que je reproche au renoncement entendu comme je viens de dire : c’est de n’être pas viable pour l’ensemble de l’Humanité, – de ne pas donner par suite, une solution générale au problème de notre attitude en face du surnaturel, – de ne pas nous procurer, même, un maximum d’union possible avec le Christ ici-bas.  
   Je m’explique.
   
– Dans chacune de nos vies, il y a une part immense et nécessaire réservée à l’opération positive, à l’effort humain naturel et social. Cet effort nous est imposé par les circonstances extérieures, comme une peine. Mais il possède aussi une valeur spiritualisante de premier ordre, soit par « l’entraînement » moral qu’il donne à notre activité, soit aussi par les résultats positifs qu’il nous fournit, par son œuvre. Qui dira ce que notre vie mystique, la plus surnaturelle, doit à Platon, à Leibniz, à Pascal, à Newton, et à combien d’autres (beaucoup plus inattendus) que chacun de nous pourrait nommer dans son cœur ? – qui oserait prévoir tout ce que l’âme humaine est encore capable d’acquérir en fait de puissances naturelles immédiatement surnaturalisables (à mesure, par exemple, qu’elle prendra plus  pleinement conscience de sa solidarité avec l’Univers et des régions spirituelles, encore inexplorées promises à l’« unanimité » des esprits) ? – Qui pourrait affirmer que la Charité, sevrée de sève et de lutte humaine, ne dépérirait pas au sein d’un Monde transformé en couvent ?
   
   Il y a, dans l’horaire de chaque vie, et dans l’histoire de toute la race humaine, un lot énorme de réalisations positives, qu’il est impossible, qu’il serait déloyal, de laisser avorter. – il faut absolument, pour que le Christ soit aussi grand que ma vie (que toute la Vie) que je puisse avoir conscience de croître en Lui, non seulement par les restrictions ascétiques et les arrachements (suprêmement unissants) de la souffrance, mais encore par tout ce que mon existence comporte d’effort positif, de perfectionnement naturel, de devoir humain. – Il le faut ; – sans quoi c’est le courage d’agir qui m’est oté par le Christianisme, et c’est le dégoût qui me prend devant tout un coté de ma vie que la Religion déflore sans me donner le droit de la faire tomber. […]

   Fidèlement vôtre in X
   Teilhard

(Lettres intimes, Aubier Montaigne, 1974, pp. 30-32)

Texte proposé par Francine Renaudeau – Groupe de lecture de La Baule-Escoublac