Cher Monsieur et Ami,
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Pendant huit semaines durant lesquelles j’ai vécu sans sacrements (T. rentre d’une excursion géologique dans le Shensi et le Shansi avec Emile Licent s.j.), je n’ai pas cessé (même aux moments les plus pénibles) de communier avec une sorte de griserie calme, au Sacrement de la Vie animée par Dieu*. Naturellement, je reconnais que cette communion-là suppose l’autre comme son principe : mais elle en est une généralisation nécessaire, un rayonnement normal, dont je me ronge parfois de ne pouvoir pas crier davantage la richesse, et l’efficacité (pour équilibrer l’âme dans l’action). – Vous ai-je dit que je suis de plus en plus frappé par l’impuissance actuelle du christianisme à convertir ? J’ai l’impression que nous faisons la fameuse guerre de tranchées de 1915, ou l’on prétendait « grignoter », et où, en fait, on piétinait sur place. Il me semble qu’i1 se produit actuellement, entre grands courants religieux, une sorte de convergence (sur les notions fondamentales de divinité, vertu, idéal humain…) ; mais je ne vois pas encore l’annonce de la conversion, c’est-a-dire de ce mouvement spontané, profond, irrésistible, qui a caractérisé, historiquement, toutes les vraies conquêtes spirituel1es. J’en conclus que nous avons réellement besoin d’une « révélation » nouvelle ; et je me demande si cette parousie ne sera pas la découverte que le Christ est (au sens que nous donnons à cette expression) le Monde. – Puisque je constate, avec évidence, que là est mon Messie, comment ne pas supposer que telle est bien l’attente des autres hommes : nous sommes tous pareils, surtout en profondeur. – En attendant, Rome pousse, avec l’activité que vous savez, la création d’une Eglise chinoise. Les missionnaires sont unanimes à lever les bras au ciel, et à déclarer l’entreprise prématurée. Mais quel est, historiquement, le fruit que les hommes ont cueilli mûr ?…
À autre point de vue, je suis curieusement impressionné, en ce moment, par une sorte de sens de la petitesse de la Terre. Avez-vous réalisé combien c’est décevant (je ne parle pas ici de la question « amitié ») de ne pouvoir aller « toujours plus loin »? Un pas de plus, et de nouveau on se rapproche. – Et puis, cette pauvre terre, vraiment, on commence à l’avoir percée à jour : sa surface (heureusement qu’il nous reste encore le dessous !) me fait penser à cette brousse d’Indochine où on ne peut faire 50 km sans trouver une plantation de caoutchouc. Je trouve qu’on commence à sentir les barreaux de la cage. – Evidemment, dans cet emprisonnement sur une boule, l’humanité trouve le facteur d’une cohésion étroite, qui soudera ces éléments dans l’unité spirituelle. Mais en même temps, n’y a-t-il pas là le principe d’une immense force centrifuge (encore insensible, mais qui s’exaltera), le besoin de s’évader, et d’aller conquérir autre chose ailleurs ?…
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Très vôtre.
P. Teilhard
Lettres à Edouard Le Roy (1921-1946) – Maturation d’une pensée, Editions Facultés Jésuites de Paris, 2008, p. 64-65.
* Lors de sa première excursion géologique avec Licent, dans le désert des Ordos,, en 1923, Teilhard avait écrit sa célèbre Messe sur le Monde. Relisons L’offrande :
Puisque, une fois encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes d’Asie, je n’ai ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine du Monde.
Le soleil vient d’illuminer, là-bas, la frange extrême du premier Orient. Une fois de plus, sous la nappe mouvante de ses feux, la surface vivante de la Terre s’éveille, frémit, et recommence son effrayant labeur. Je placerai sur ma patène, ô mon Dieu, la moisson attendue de ce nouvel effort. Je verserai dans mon calice la sève de tous les fruits qui seront aujourd’hui broyés.
Mon calice et ma patène, ce sont les profondeurs d’une âme largement ouverte à toutes les forces qui, dans un instant, vont s’élever de tous les points du Globe et converger vers l’Esprit. – Qu’ils viennent donc à moi, le souvenir et la mystique présence de ceux que la lumière éveille pour une nouvelle journée !
Un à un, Seigneur, je les vois et les aime, ceux que vous m’avez donnés comme soutien et comme charme naturel de mon existence. Un à un, aussi, je les compte, les membres de cette autre et si chère famille qu’ont rassemblée peu à peu, autour de moi, à partir des éléments les plus disparates les affinités du cœur, de la recherche scientifique et de la pensée. Plus confusément, mais tous sans exception je les évoque, ceux dont la troupe anonyme forme la masse innombrable des vivants : ceux qui m’entourent et me supportent sans que je les connaisse ; ceux qui viennent et ceux qui s’en vont ; ceux-là surtout qui, dans la vérité ou à travers l’erreur, à leur bureau, à leur laboratoire ou à l’usine, croient au progrès des Choses, et poursuivront passionnément aujourd’hui la lumière.
Cette multitude agitée, trouble ou distincte, dont l’immensité nous épouvante, – cet Océan humain, dont les lentes et monotones oscillations jettent le trouble dans les cœurs les plus croyants, je veux qu’en ce moment mon être résonne à son murmure profond. Tout ce qui va augmenter dans le Monde, au cours de cette journée, tout ce qui va diminuer, – tout ce qui va mourir, aussi, – voilà, Seigneur, ce que je m’efforce de ramasser en moi pour vous le tendre ; voilà la matière de mon sacrifice, le seul dont vous ayez envie.
Jadis, on traînait dans votre temple les prémices des récoltes et la fleur des troupeaux. L’offrande que vous attendez vraiment, celle dont vous avez mystérieusement besoin chaque jour pour apaiser votre faim, pour étancher votre soif, ce n’est rien moins que l’accroissement du Monde emporté par l’universel devenir.
Recevez, Seigneur, cette Hostie totale que la Création, mue par votre attrait, vous présente à l’aube nouvelle. Ce pain, notre effort, il n’est de lui-même, je le sais, qu’une désagrégation immense. Ce vin, notre douleur, il n’est encore, hélas ! qu’un dissolvant breuvage. Mais, au fond de cette masse informe, vous avez mis – j’en suis sûr, parce que je le sens – un irrésistible et sanctifiant désir qui nous fait tous crier, depuis l’impie jusqu’au fidèle : « Seigneur, faites-nous un ! »
Parce que, à défaut du zèle spirituel et de la sublime pureté de vos Saints, vous m’avez donné, mon Dieu, une sympathie irrésistible pour tout ce qui se meut dans la matière obscure, – parce que, irrémédiablement, je reconnais en moi, bien plus qu’un enfant du Ciel, un fils de la Terre, – je monterai, ce matin, en pensée, sur les hauts lieux, chargé des espérances et des misères de ma mère ; et là, – fort d’un sacerdoce que vous seul, je le crois, m’avez donné, – sur tout ce qui, dans la Chair humaine, s’apprête à naître ou à périr sous le soleil qui monte, j’appellerai le Feu. » Le Coeur de la Matière, T. XIII, Seuil, 1976, p. 141-143.