Ceci est la dernière lettre de Teilhard, publiée dans Lettres intimes (Aubier Montaigne, 1974, pp. 465-466). Le P. de Lubac ajoute en note : « On remarquera les dates. Deux jours après avoir écrit cette lettre, T. mourait brutalement, le jour de Pâques ! La lettre parvint à son destinataire après la nouvelle de sa mort. L’avant-dernière phrase en revêt un sens d’autant plus émouvant ».
Rd. Père et Ami,
Je reçois votre lettre du 4 avril, – et j’y réponds – en ce jour prédestiné. Le Sens de la Croix… Je ne vois rien de substantiel à ajouter aux quelques pages que je vous envoyai, je crois bien, en septembre 1952 : « Ce que le Monde attend de l’Eglise de Dieu : une généralisation et un approfondissement du Sens de la Croix ».
Ce que je pensais alors (et dès le « Milieu Divin »), j’en suis plus convaincu que jamais. Dans un Univers de Cosmogénèse, où le Mal n’est plus « catastrophique » (c’est-à-dire né d’un accident), mais « évolutif » (c’est-à-dire sous-produit statistiquement inévitable d’un Univers en cours d’unification en Dieu), – dans un tel Univers, dis-je, la Croix (sans perdre sa fonction expiatrice ou compensatrice) devient plus encore le symbole et l’expression de l’« évolution » (« noogénèse ») toute entière : co-réflexion et unanimisation de l’Humain au travers et à la faveur de la Peine, du Péché er de la Mort.
Et, dés lors, – sans atténuation de la tradition chrétienne – il devient possible de présenter au Monde actuel la Croix, non plus seulement comme une « consolation » des misères du Monde, mais comme un « excitant » (l’excitant le plus complet et le plus dynamique qui soit) à progresser aussi loin que possible, sur Terre, pour Dieu, en direction de quelque « ultra-humain ». – En régime de « cosmogénèse d’unification » (qui est par définition le régime du Plérôme) Dieu ne saurait créer sans s’incarner, ni s’incarner sans porter le poids souffrant et peccamineux) de l’Évolution… « Évolution, c’est-à-dire ultra-Création ! Identiquement, de ce point de vue, Christ rédempteur = Christ « évoluteur ».
Le Christ en Croix est l’expression la plus complète apparue dans la conscience humaine d’un « Dieu de l’Évolution »… Un Dieu de l’Évo1ution : c’est-à-dire un Dieu divinisant, christifiant, à la fois l’En Haut et l’En Avant…
Mais ceci bien entendu n’apparaît (et avec évidence !) que si au préalable on a compris les nouvelles relations établies entre Esprit et Matière, et la nouvelle figure prise par le Mal (sous toutes ses formes), en régime de Cosmogénèse : l’Esprit devenant fonction génétique de la Matière, – Mal devenant sous-produit de l’unification de l’Esprit à la faveur de la Matière, – Il y a là une « dimension intellectuelle » nouvelle à percevoir (il faut, comme je dis, arriver à voir « non plus sur un cercle », mais « dans une sphère »)… Et mon désappointement a été souvent de découvrir que des esprits aussi pénétrants qu’un Auguste VaIensin, un Grandmaison, ou même un de Lubac (?…), pensaient et priaient encore en « Cosmos » et non en Cosmogénèse. – Mais il serait impossible (et heureusement !) de barrer la dérive irrésistible entraînant autour de nous la pensée humaine. Demain, tout le monde pensera « en sphère », en Cosmogénèse. Et alors, tout naturellement, le Dieu crucifié sera devenu le Moteur spirituel le plus puissant (parce que le plus valorisant, et le seul « amorisant ») de l’ultra-hominisation.
Voila ma foi : celle que je voudrais tant pouvoir confesser publiquement avant de mourir…
Tout cela est un peu confus, – jeté en vrac. Mais avec mon papier de 1952, vous vous y reconnaitrez, (Vers 1949 j’ai aussi écrit un « Comment je vois », qui vous plairait peut-être. Je vous le ferai envoyer).
Respectueusement et affectueusement toujours,
Teilhard.
Et le P. de Lubac ajoute en note, après la signature de Teilhard, une citation extraite des Carnets intimes de Teilhard, 1940 : In manus tuas, Domine. « Dans vos mains Seigneur, si douces, si puissantes, si agissantes, jusqu’à la moelle de l’être… dans vos mains qui sont comme les nôtres, dont on ne sait jamais si elles vont se montrer douces ou briser ce qu’elles tiennent… dans ces mains, plus je vois ma destinée obscure ou déracinée du passé, plus je me jette et me livre »