Teilhard a quitté Paris le 6 avril 1923 pour son premier déplacement en Chine, où il y est arrivé, trois jours plus tôt. Avant son départ, il se rendait régulièrement chez Léontine Zanta, philosophe, journaliste et écrivaine, qui « tenait salon » à Neuilly.
[…] De plus en plus, je crois que le dilemme se pose : ou bien le monde va vers quelque absolu universel (et alors il peut continuer à vivre et progresser), – ou bien, un pareil terme n’existe pas (et alors l’Univers se révèle incapable de nourrir la vie qu’il a produite dès que cette vie devient capable de réflexion et de critique ; il est irrespirable et manqué). Mais je ne puis me résoudre à admettre que l’Univers, dans son ensemble, soit un raté, une « failure » (terme anglais : échec)… Voila pourquoi je crois en quelque Absolu, lequel, hic et nunc (terme latin : ici et maintenant), ne se manifeste pas à nous autrement qu’à travers le Christ. Vous le savez, c’est là toute mon apologétique. Et je n’en`conçois pas d’autre. […] j’ai constaté que pour les meilleurs des incroyants toute la morale se ramène au précepte « ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils vous fissent ». Mais cette morale, à mon avis, est purement lénitive et stationnaire. Elle lubrifie les rouages, y met de l’huile. Ce n’est pas assez. La machine humaine ne doit pas seulement ne pas grincer. Elle doit avancer. Elle demande de l’énergie, de « l’essence». Cette énergie, cette « essence » (c’est-à-dire l’obligation d’agir, et le goût de l’action), c’est tout le problème moral de les fournir. Or je n’en vois pas d’autre source possible que la soumission à un terme universel idéal (cru et espéré, – non tangible – puisqu’il est universel et futur, alors que nous sommes dans l’individuel et le présent).
Vous voyez que je me laisse encore aller à faire le pédant avec vous. Vous savez que je le fais sans « suffisance », uniquement pour parler avec vous, et vous dire ce que je pense, ce que je me rabâche quotidiennement. Je voudrais savoir que, de votre côté, vous allez tout à fait bien, physiquement et moralement. Ecrivez et pensez le plus possible : vous avez besoin de cela pour être bien, et pour faire du bien, et c’est là le devoir que Dieu vous impose avant tout le reste. Continuez à croire absolument, sans hésitation, que le sacrifice le meilleur que vous puissiez offrir à notre Seigneur est l’offrande de votre intelligence et de votre activité, pour qu’elles croissent l’une et l’autre autant que possible, – et pour qu’elles se trouvent limitées là où des Causes plus fortes que vous viendront vous apporter une restriction divine. Je vous l’ai dit bien des fois: le secret pour avoir la paix, et n’étouffer jamais (fut-ce au milieu des pires banalités), c’est d’arriver, Dieu aidant, à apercevoir l’Unique Elément nécessaire qui circule en toutes choses, et qui peut se donner à nous (avec sa joie et sa liberté) par tout objet, pourvu que cet objet soit amené devant nous par la fidélité à la vie, et que la foi en la présence et l’opération divine le transforme.
[…] Adieu, – je pense souvent au petit salon près du balcon, d’où on voit descendre le soleil sur la vallée de la Seine. J’ai pris là plus de forces peut-être que vous ne pensez. Merci et fidèlement vôtre in Christo. Teilhard s.j.
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