Chers amis, 
Nous voilà confinés à demeure, et sans doute pour encore quelques semaines…
Je me propose d’emprunter la voie de l’Infolettre de notre réseau pour partager des extraits de correspondances de Pierre Teilhard de Chardin. Peut-être aurez-vous ainsi l’impression que Teilhard lui-même s’adresse à vous ! 
Soyez assurés de mes pensées les plus cordiales.  
Chantal Amouroux

PS /  N’hésitez pas à m »adresser les extraits de correspondances que vous préférez, nous pourrons ainsi les partager – chantal.amouroux@teilhard.fr

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Extrait de la Lettre que Pierre Teilhard de Chardin écrit à Ida Treat, de Tien-tsin, le 12 octobre 1926. Accomplir l’Homme. Grasset, 1968, p. 56-59.

[…]  Le seul livre que je voudrais écrire, que j’ai besoin d’écrire, ce ne serait pas le livre de la Chine, mais « le livre de la Terre ». Je voudrais, enfin, parler comme je pense, sans souci de ce qui est admis, avec la préoccupation exclusive de traduire le plus fidèlement possible ce que j’entends bruire en moi comme une voix ou un chant qui ne sont pas de moi, mais du Monde en moi. Je voudrais exprimer ce que pense un homme, qui ayant enfin percé les cloisons et les plafonds des petits pays, des petites coteries, des petites sectes, émerge au-dessus de toutes ces catégories, et se découvre enfant et citoyen de la Terre. Rien que la Terre, a dit Paul Morand dans un dernier bouquin. Les quatre mots valent mieux que tout son livre. Il y a toute une gamme d’impressions et de passions qui se combinent dans ce que je voudrais dire : il y a d’abord la joie profonde de sentir, grâce à nos perspectives nouvelles sur la Vie, notre être se dilater à la mesure de tout le passé, de tout l’avenir, de tout l’espace : l’enracinement dans la Matière, qui nous enveloppe, nous tisse, nous réunit, et se spiritualise eu nous. C’est la Note Yu chinoise, la note du Tout, éclatante et magnifique ; – ensuite il y a la colère contre la disproportion ridicule qui se manifeste partout entre ces perspectives d’unité ou de recherche commune, et les préoccupations égoïstes de presque toutes les constructions sociales actuelles. Je suis trop doux, peut-être, ou trop pur théoricien pour en appeler à une destruction immédiate de ce qui existe. Mais, ce que je crois percevoir très clairement, c’est que la seule condition naturelle de la couche humaine terrestre c’est une liaison, une continuité, qui ne peut s’établir qu’en faisant sauter toutes sortes de vielles murailles. Cela, c’est le geste de l’Homme qui s’éveille, qui s’étire, et qui prend possession de lui-même. Mais, après cette exaltation et cette détente première, j’entrevois d’autres anneaux dans la chaîne des impressions humaines : je veux dire, la conscience de notre emprisonnement et le vertige de notre solitude. Avez-vous jamais pensé combien c’était une chose humiliante et douloureuse d’être placé sur une boule ? Pour l’amitié, c’est chose précieuse de ne pouvoir jamais s’éloigner plus qu’aux antipodes. Mais supposer qu’on parte ensemble, pour aller toujours plus loin. C’est impossible. S’éloigner plus qu’un certain point, c’est revenir et se rapprocher. Ici, l’Ouest me fascine : mais passé le Turkestan, je rêverais de l’Est. Vous ne sauriez croire combien cette année, j’ai été sensible à cette limitation de nos excursions spatiales, et combien, aussi, j’ai physiquement senti que le mystère géographique de notre Terre fondait comme neiges au grand soleil d’été. Déjà, même en Asie, il n’y a plus que des lambeaux d’inconnu. Ainsi, en même temps que dans l’exaltation et la révolte se noue la couche humaine, par le même mouvement, nous allons vers une autre prise de conscience qui est celle de la maigreur du domaine que nous pensions si grand. Je pense qu’il y aura un moment où, pour les hommes, la Terre sera comme vidée, inintéressante, insuffisante ; et, au même moment, les hommes, moins préoccupés de regarder sous leurs pieds ou de se disputer entre eux, regarderont autour d’eux, et seront aussi effrayés de se sentir seuls sur la Terre qu’un enfant qui s’éveille dans une chambre noire, au milieu de la nuit. Sentiments de glorieuse unité et de profonde lassitude, rêves de maîtrise et d’évasion, confiance agressive et angoisse, comment se fait-il que cet énorme domaine psychologique soit encore comme fermé aux hommes qui pensent, désirent, aiment, comme des Français, des Américains, des Chinois, jamais comme des hommes, – c’est-à-dire, comme des « terrestres ». Je sais que je passerai pour un fou si j’écris ces choses-là. Mais pourquoi donc ? Ne sont-ce pas les sages et les modérés qui sont des aveugles. Vraiment, nous menons une existence de bornés dans un milieu qui demanderait une respiration immense. Voilà ce que sous une forme quelconque, je voudrais faire passer dans un livre de la Terre. Qu’en dites-vous ? […]